Danser le tango queer à Paris : guideur/guidé, follower/leader


Début 1998, en servant d'interprète pour un stage de tango donné par Komala invitée par Imed, je ne savais pas que ma vie de danseuse de tango argentin allait changer à jamais. Komala venait de Nijmegen, l'un des lieux, avec Paris et Berlin, ayant profondément contribué au renouveau du tango au niveau mondial à la fin des années 1990. Un lieu où toute la planète venait pour fêter le nouvel an et se former à l'enseignement du tango avec des techniques pédagogiques assez innovantes pour l'époque, et même encore maintenant. Komala dansait les deux rôles. Pour le stage débutant, il n'y avait pas assez de guideurs, alors, Imed m'a demandé si je souhaitais essayer de faire l'autre rôle. J'ai donc appris mes premiers pas en traduisant le "neanglais" de Komala en français. 

A l'époque, ayant des soucis de dos, j'ai très vite compris que, tant que je ne changerais pas fondamentalement ma posture, je ne serais pas en mesure de danser correctement car je passerais mon temps à compenser en faisant énormément d'efforts au lieu de pouvoir vraiment profiter de la danse. 
J'ai donc cherché un kiné pour faire évoluer ma posture et j'ai commencé à prendre des cours en tant que guideuse afin de rester en lien avec l'enseignement et la pédagogie du tango.

Très vite, même si je n'avais pas les moyens d'exprimer tout ce que je ressentais sur une musique, j'ai commencé à avoir du plaisir à guider. Un plaisir moindre de celui que j'éprouvais la plupart du temps en étant guidée, mais un plaisir réel de partager une musique avec une personne qui cherchait la même chose que moi. 


Tu préfères guider ou être guidée ?
On a alors commencé à demander régulièrement si je préférais guider ou être guidée. Ce que je réponds à cela à présent, c'est que ce que je préfère avant tout, c'est de pouvoir partager quelque chose de profond sur une musique qui y invite, gai sur une musique entraînante, voluptueux sur une musique langoureuse... Ce qui m'importe, c'est la conversation, le partage que je peux avoir avec une personne. 
Si l'on compare le guidage à la pratique de l'allemand et de l'espagnol voilà ce que je pourrais en dire. Evidement, en allemand, je peux mieux m'exprimer, je fais moins de fautes, mon accent est plus réduit. Je suis à l'aise car j'y ai vécu deux ans dans différents endroits, j'ai étudié, travaillé, fait la fête... et c'est même devenu une langue familiale. Mais, en espagnol, il y a la chaleur de Buenos Aires, les 8 voyages que j'y ai faits, sans compter la bonne dizaine en Espagne. Il y a le tango chanté, les conversations avec les vieux milongueros, les anciens jules. Seul un événement improbable pourrait faire dépasser l'allemand par l'espagnol. Mais, ce qui compte à présent pour moi, ce n'est pas tant de parler telle ou telle langue, c'est d'avoir un interlocuteur qui me fasse grandir, qui puisse avoir du plaisir avec moi et avec qui nous ayons une conversation corporelle des plus ajustées à la musique. 
La plupart du temps, mon premier réflexe va être de chercher un guideur, mais, si sur le chemin de mon regard se trouve une personne avec qui je peux vivre ce moment de musique dans la plus grande sincérité, le plaisir partagé, je préfère cela à me cramponner à mon rôle attribué du fait de mon genre.

Tango queer : quesako ? 
Quand j'ai commencé à guider, comme femmes que je rencontrais en bal, il devait y avoir Nathalie Clouet, Claudia Rosenblatt... qui faisaient les deux rôles, Anita guidait exclusivement, et il devait y avoir quelques femmes à Pelport qui devaient expérimenter les deux rôles (désolée pour celles que j'oublie). Puis, d'autres femmes nous ont rejointes comme Maria Filali, Hortence et celles qui voulaient développer leur danse ou commencer à enseigner... 
Il arrivait que j'appelle cela "danser vis-versa", mais c'est plus tard que certains sont arrivés avec le mot Tango Queer à Paris et ailleurs. J'ai toujours cherché à partager avec une personne, un individu, peu importe son genre et les rôles que nous remplissions. Ce qui comptait, c'était de trouver une personne avec qui nous serions dans un vrai partage au service de la musique et dans le respect du bal. Alors, comme M. Jourdain, j'ai sûrement fait du tango queer sans m'en rendre compte, mais je ne me sens pas à l'aise avec l'utilisation de ce terme. Le tango a commencé en étant dansé et travaillé entre hommes qui s'entraînaient pour s'offrir quelques minutes dans les bras d'une femme qui dansait d'ailleurs parfois moins bien que tous ces hommes aguerris au double rôle. A l'époque, on n'appelait pas cela le tango queer. Je suis gênée par le fait que l'on attribue d'ores et déjà un rôle à un homme ou une femme et que sortir de ce cadre nécessite d'être nommé. 

Ce que cela m'a apporté ? 
- Me rapprocher de ma féminité. C'est étrange comme le fait d'avoir fait les deux rôles m'a permis de mieux saisir sur la relation homme femme, sur les femmes, sur mon appartenance, même si, depuis l'enfance, j'ai toujours du mal avec les caricatures des genres
- Mieux saisir ce que l'on me demandait en tant que guidée et devenir un bien meilleure guidée
- Pouvoir m'intégrer plus facilement dans un nouveau lieu : c'est parfois tellement difficile de pouvoir danser en tant que guidée à certains endroits que commencer par le guidage peut être un bon moyen de s'intégrer et de rencontrer du monde. Certains hommes trouvent cela rédhibitoire, d'autres peuvent au contraire être touchés par l'univers que nous avons donné à voir et avoir envie de le partager. 
- savoir que j'aurais toujours quelqu'un avec qui danser : c'est très rare une milonga où je n'ai pu trouver aucun partenaire avec qui j'avais envie de partager

Féminité et masculinité
En 21 ans de tango, 13 ans d'enseignement, 8 ans de coaching, de recherches et conférence sur le leadership et le followership (et particulièrement sur les rencontres nationales d'ICF (International Coaching Fédération) Nord sur le masculin et féminin), j'ai expérimenté avec près de 1500 personnes, sans compter les centaines de partenaires que j'ai eus dans une vingtaine de pays. Ce que j'ai pu remarquer, c'est que ce qui rendait une femme féminine ou un homme masculin, c'étaient les mêmes choses : se sentir bien, être heureus-e, être intérieurement et physiquement aligné, prendre ses responsabilités et laisser les siennes à l'autre, chercher son plaisir et celui de l'autre en contribuant au mouvement du groupe. 
Lorsque je guide une personne qui a une certaine recherche personnelle et de communication, ce partage me remplit. Je suis donc surement plus féminine qu'avec un guideur qui ne respecte pas le bal et rentre dans tout le monde, ce qui nécessite que je m'occupe de ma sécurité au lieu de lâcher-prise ou qui essaye de me montrer qui est le chef au lieu de chercher un travail d'équipe. Certains ont peut-être des contre-exemples avec moi, mais, comme tout le monde, je fais ce que je peux quand je le peux. Une chose est sûre, je ne serais pas la guidée que je suis si je n'avais pas appris à guider. 

Quand commencer à apprendre "l'autre rôle" ? 
Je pense que cela a été une chance pour moi de commencer rapidement. Les gens qui pensent qu'il faut attendre de maîtriser leur "rôle principal" pour apprendre l'autre se trompent à mon avis. 
Lors de mes premiers cours, je fais inverser les rôles avec une visée pédagogique : 
- pour permettre de se rendre compte de ce qui est attendu dans notre rôle, c'est un véritable accélérateur pédagogique. Cela m'épargne plein d'énergie, car les gens comprennent d'eux-mêmes, pas en écoutant mes conseils. 
- pour comprendre la difficulté qui est rencontrée par le partenaire et avoir un peu de bienveillance
Il arrive que je me retrouve avec plus d'hommes ou de femmes dans mes cours. J'ai souvent mauvaise conscience en pensant que cela va être pénible et particulièrement quand il y a trop d'hommes. En fait, même si certains ont leurs propres difficultés, la plupart du temps, lors du débriefing en fin de cours, ils disent que cela leur a beaucoup apporté et cela se voit très vite dans leur danse. 

Alors, voilà, à mon insu, je danse et j'enseigne le tango queer, à Paris et ailleurs...












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